Le rêve moderne par paul laurent

Le rêve moderne par Paul Laurent, janvier 2012 (version longue)

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biographie

la première fois où je croise olivier, il dort. Allongé sur une plage, et le jour se lève. Son très grand corps replié sur lui-même, couché sur le sable, en chien de fusil. Je pense qu’il a froid : polo et short long à carreaux écossais de couleur. Un jeune homme, qui n’est pas de notre bande. C’est un matin de fête, plage des aresquiers — les courants marins ne l’ont pas encore rongée, celle-ci, sur cette portion : effet probable de son enrochement en amont, là où la route touche la côte au travers des marais, et aval, vers le port ; et les cabanes qui font bistrots, détruites. En s’éloignant dans l’obscurité, je cherche un point où voir le soleil se lever, et, accessoirement, faire l’amour. Avec une jeune femme, nous suivons la grève, et, d’une digue, dans le sombre des roches, nous avançons vers la lueur orientale : interminable, hésitante, cahoteuse marche de singes (le soleil aussi est un singe). Il s’agit d’aller pointe à pointe, lueur contre roche, où bat l’eau molle. Des coquillages incrustés nous irritent les fesses à tour de rôle. Au retour, plage grise, ceux qui dansent encore ; et lui qui dort, dans le sable, comme un vieux pneu.

à l’usine hydrex à montreuil qu’avec deux camarades, tout en y logeant, ils déconstruisent lentement ? Chez lui, dans un appartement je ne sais plus très où dans paris, peut-être montmartre, et quand ? je viens avec un livre d’annie lebrun, soudain un bloc d’abîme, sade, préface passablement exaltée à une édition complète chez pauvert, ce qui le laisse interdit ? il me alors montre son « objet favori », élu sur demande pour un dossier qu’il monte, comme une cuillère dans un coffret d’argenterie : l’étau, et lui, en regard, sur une photo, en chien de fusil : pareil.

ou par une nuit d’hiver, le long d’un canal — nuit vague, humide, silencieuse : à rennes, dans un quartier alors peu loti. Nous fuyons l’un et l’autre une soirée, une heure ou deux. Il est taciturne et inquiet, les mains dans les poches, le cou rentré dans son écharpe, et l’écharpe dans son blouson. Nous marchons en silence. Il me demande ce que je viens de lire. Je ne sais plus quoi : événement et répétition, suivi de l’affect, de mehdi belhaj kacem ? Peut-être : c’est une lecture de solstice d’hiver, sur le coup assez éclatante, restituée à la nuit, le long d’un canal qui ne va nulle part. En guise de fuite, et d’aller-retour. Il se tait.

au sortir de la maison rouge, par hasard et, dans un bistrot voisin, un café sur des tables au rouge miroitant : il me parle du projet qu’il vient de déposer : installation de matelas écrasés de béton gris, la masse d’un lourd et dur sommeil, s’érigeant en colonnes d’équilibre. Ce bistrot ferme, et longtemps la devanture reste close lorsque j’y repasse, seul : rideau de fer, enseigne aux lettres volées, tags, et le tissu rouge de l’auvent déchiré, lamentable, qui pend vers le trottoir.

ou par une éclatante journée de solstice d’été, avec ma fille aînée, près de cancale, un bain dans une mer étincelante, et des huîtres puisque c’est mon anniversaire.

(bien-sûr je ne raconte ni ne me souviens de tout)

 

solstice

la plage des aresquiers, c’est le solstice d’été : les nuits brèves compensent l’inondation de lumière : brusques aurores grises, crépuscules soudains, délivrance. Dans le sud, l’été est vite sale. J’écris au solstice d’hiver, dans une petite ville de la côte atlantique. Ce solstice vient en avance de quelques jours, comme chaque année, au milieu du mois de décembre : insistance à la baisse, perte, égarement. La nuit déborde. Elle mord les journées officielles, chienne à la laisse. À l’instant, après quelques rafales de vent qui durent des heures, ce sont des trombes d’eau. On annonce une tempête. Un voile s’abat. À peine quittée, l’obscurité revient, pâle, défaite — séparation difficile, amours chiennes, passions dévorantes. Pleine lune, écran, cryptes. Après la pluie, les sirènes. Je dors mal, j’erre.

la lune encore, intermittente, et le soir dévorée

c’est l’unique pli dans le linge de l’année, chaque année répétant les autres, et se repliant au même endroit ; que souligne l’absence de sommeil — et l’on pourrait bien dire la vie toute entière, les jours qui vont, formant un unique jour de lueur confuse, ciel à la renverse, matière grise, photographie floue. Parfois frappée d’une brusque et brève clarté, à un moment quelconque de la journée. En ouvrant les yeux, puisque je dors tout de même. Piège intérieur, si l’on veut. Peut-être n’est-ce qu’un effet de ce bord de continent où je vis. Des arbres noirs d’un parc qui dominent la maison où j’habite. Du silence qui sort et s’étend aussi loin que possible, vers les arbres à l’ouest, vers une rue déserte à l’est. De l’inutilité de toute excursion, dehors, où il faudrait s’affronter à la vanité empressée d’une active petite ville de province. Où je sors néanmoins, travailler et quelques courses. Peut-être. Et là, dans ce pli, le solstice demeure, unique dans la trame des jours. Il se conserve jusqu’à son inverse, l’autre solstice où il se déplie et s’expose. Dépression rythmique, euphorie rythmique. Douceur de vivre.

sans souvenir, sans trace, sans indice, jusqu’à l’autre solstice où il se déplie et s’expose. Chaque exposition fait souvenir. Le souvenir est la pleine lumière. Et là où les nuits sont si courtes, il n’y a qu’une seule ; là où les jours sont courts (et la vie, en général), un seul. On se tient face à des souvenirs qui explosent.

dans le pli, qu’on dorme ou qu’on veille, puis au point d’inversion, au dépli : glisser, très vite au début, de moins en moins vite, et, finalement, quasi-immobilité. Où je suis, à l’instant.

dans la trame de l’année qui entre en elle-même, pli intérieur, si l’on veut, repli de l’intérieur vers l’intérieur — à l’exposition des jours —, invagination. À peine né, déjà défunt, enfant post-mortem, qu’une lueur insistante, indécise signale quelques heures avant qu’elle ne chavire, lentement. Manière qu’ont les jours de rabattre comme un drap, sur le corps insomniaque, le sommeil qui s’échappe.

 

sommeil

une position : la veille ; un appel : la vigilance ; une opération : l’éveil.

quand à ce qui dort, non seulement cela s’explique mal — car au fond on ne sait pas très bien pourquoi on dort  — mais encore, si on prend les choses à la racine : cela ne se peut pas.

on n’en finirait pas de compter : c’est par la veille que se pose le sommeil, par défaut de veille, vigie négligente, éveil raté, et, d’autre part, tout le reste : l’être, l’étant, la conscience et le minimum de dasein requis pour ne pas être complètement abruti. Et si cela ne suffit pas — car l’analyse scrupuleuse peut découvrir des zones grises — couleur du sommeil chez husserl, non ? on pourra toujours demander un supplément de vigilance : ontologique, heidegger compris ; éthique : ne pas se perdre de vue ; et, pareil, mais c’est là où l’on veut en venir, irritation politique : appel toujours recommencé, toujours esseulé — citoyenneté sécuritaire, manque de vigilance, rocher de sisyphe. Opposition et pouvoir d’accord sur ce point — mais le pouvoir gagne à tous les coups : non par la vigilance dont il se vante, ni les secrets qu’on lui prête, mais le gris où il dort, en bête fauve tranquille. Nul ne règne sans dormir. La majorité, d’ailleurs, par définition, comme l’histoire et la belle des contes, est toujours l’ensommeillée. Le pouvoir dort contre, et tout contre. Ils font la paire.

je dors dans le sommeil d’un autre, c’est la communauté : c’est pour cela que les hommes s’assemblent, c’est pour cela que les amants dorment dans le même lit, et même les enfants avant qu’ils aient l’idée précise de faire l’amour. Il n’y a rien de plus puissant dans la communauté que le désir de dormir ensemble. Ainsi la ville dort, le pays dort, et la terre entière.

le sommeil n’est pas une interruption dans le continuum de la veille, ni coupure, ni décrochage, ni absence. Affirmer le contraire : que les moments de veille seraient eux-mêmes des coupures dans le continuum du sommeil n’avance à rien ; le sommeil n’a pas de contraire. On ne peut pas fonder l’un sur l’autre, ni déduire l’un de l’autre, ni, enfin, opposer l’un à l’autre. Ils ne supportent aucune origine, et ne peuvent, malgré tous les efforts, être pris pour des faits premiers, irréductibles — ce qu’ils sont, bien-sûr, si l’on se place d’un des deux côtés, et, généralement, celui de la veille. À ce compte, c’est elle qui devient le fait premier, irréductible, inexplicable, ce qui est à la fois parfaitement juste et parfaitement délirant : elle tombe du ciel, comme l’entendement des métaphysiciens et la conscience des phénoménologues. Et s’ils sont en plus athées, ce qu’ils peuvent, ce fait absolu est de même nature que ce qu’ils nient. Je ne dis rien de ceux qui tentent d’expliquer la conscience, parce que, pour tout dire, j’en ignore tout, sauf que je crains qu’ils ne doivent, pour produire ces explications, se livrer à un état de veille. Veiller, ce n’est pas eux qui le font, mais, comme l’indique assez bien l’expression « état de veille », leurs méthodes, leurs idées et leurs machines. Observations, hypothèses et résultats qui peuvent, de loin en loin, au rythme des communications orales et des parutions, produire un artefact nécessaire, tenant lieu de veille, voire de conscience.

 

insomnie

le sommeil ne connaît qu’une situation d’inversion, un seul inverse : l’insomnie. Comprendre : inversion du même : ce n’est pas une opposition. L’opposition est ce qu’on désire : on veille et l’on voudrait dormir. Mais ce n’est justement pas ce que l’on fait. Et le but recherché, de s’exaspérer — on tourne et retourne dans son lit, avant ou après de tourner et retourner entre le salon et la cuisine, le frigo et le bar de nuit, avant et après le porno sur internet et la lecture des pères de l’église —, se négliger, s’hébéter, s’abrutir, s’exalter, et enfin, de guerre lasse, rire de soi, n’en est pas moins à une frontière introuvable. Expérience banale. Solstice.

(je cite le temps et l’autre, auquel me rappelle le livre de pierre sauvanet, l’insu 🙂

« L’insomnie est faite de la conscience que cela ne finira jamais, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun moyen de se retirer de la vigilance à laquelle on est tenu. Vigilance sans aucun but. Au moment où on y est rivé, on a perdu toute notion de son point de départ ou de son point d’arrivée. Le présent soudé au passé, est tout entier héritage de ce passé ; il ne renouvelle rien. C’est toujours le même présent ou le même passé qui dure. Un souvenir — ce serait déjà une libération à l’égard de ce passé. Ici le temps ne part de nulle part, rien ne s’éloigne ni de s’estompe. Seuls les bruits extérieurs qui peuvent marquer l’insomnie, introduisent des commencements dans cette situation sans commencement ni fin, dans cette immortalité à laquelle on ne peut pas échapper, toute semblable à l’il y a, à l’existence impersonnelle… »

dans son commentaire de la différence être et étant, emmanuel lévinas fait de la conscience, pour un étant, la possibilité de se retirer : « la conscience est le pouvoir de dormir ». Ce suspens est ce par quoi je ne suis pas l’être, unique et entier. Si je suis conscient, c’est que je puis dormir — et pas seulement rêver, ni être rêvé, comme alice « chose dans le rêve d’un autre » (qui est un roi avec un bonnet de nuit rouge avec un gland, comme le lui enseignent tweedledee et tweedledum, ce qui l’a fait pleurer, et ces pleurs seront son suspens, bien-sûr, l’unique tain dans le rêve du rêve d’un autre). Sous le rêve, et toute agitation, et toute sensation : sombrer et s’abîmer. De cet abîme, exister sans l’être. Est-ce que je peux rendre compte de ce « pouvoir » ? une possibilité, oui, une passivité, oui, fondamentale, sans doute, qui permet d’échapper à un être toujours égal à lui-même, à un cogito unanime, équivalence de l’être et de la pensée dans un sujet, oui ; mais ce sujet, d’où provient-il ? question lancinante, à laquelle indiquer : de sa capacité à se mettre hors-jeu. Mais « pouvoir » ? quel pouvoir ? quelle possibilité insigne, dignité de l’abandon, supérieure à la mort elle-même, pour signer dans la vigilance de la conscience, ce par quoi elle est séparée, dissociée, écartée de l’unanimité ?

disons-le en inversant la proposition, génitif subjectif : le pouvoir de dormir, c’est la conscience. Et cette conscience que peut le sommeil, quoi d’autre sinon l’insomnie précisément ?

 

insomnie, encore

l’insomnie est la même chose que le sommeil, mais renversée : même expérience, même réalité, même nature, même socle métaphysique, à son point d’inversion. Là où il subsiste comme manque. Plus l’insomnie s’étend et s’approfondit, plus le sommeil qui lui manque lui apparaît comme ce dont elle est faite, obstinément : entêtée, réelle. Ni la lucidité, parfois foudroyante, souvent bégayante, ni la réalité qui l’accompagne, généralement étriquée, ne sont supérieures. Et s’il y a bien un « pouvoir », généralement vain, c’est de s’empêcher. Si l’on tient absolument à situer la veille, elle n’est que l’absence de sommeil, son impossibilité.

comme la vie est un point — entendez ponctuel — d’inversion à la pulsion de mort dans l’au-delà du principe de plaisir de freud ? Et le plaisir, cette sphère lisse que je manque et où le sommeil se retire ? Et le rêve, ce « gardien du sommeil » qui me laisse seul, la frayeur de l’éveil passée, dans une excitation sans cause ni objet ?

à la possibilité du suicide héroïque, celui de juliette, c’est-à-dire de la délivrance, emmanuel lévinas oppose pour hamlet son impossibilité tragique (et même super-tragique) : sa mort ne lui permettrait pas d’échapper à son sort, cette mort lui est interdite — quoi de plus trivial désormais ? La vigilance de l’insomniaque, sans événement, est également sans « suicide ». Voilà où il faut situer, entre le sommeil et son absence, chez l’endormi, sa puissance.

inversion

l’insomnie, aussi extralucide soit-elle, terrifiée, horripilée, désespérée, n’est pas une position de veille. Entendre : elle n’est pas posée par la veille. Elle est une forme de veille, bien-sûr, et sans doute l’unique forme. Mais cette forme est sans principe : elle n’a pas la force de poser son contraire. Il est vraisemblable que le sommeil non plus. Le point d’inversion est donc ce que l’on peut, à défaut de le décrire pour lui-même, chercher à préciser.

car si on veut aller jusqu’au bout du paradoxe — paradoxe de la déliaison : le sommeil est l’impossible. Il n’est pas le fond d’où partent les fulgurances de l’éveil, les nécessités de la vigilance et les astreintes de la veille. Il n’a pas de fond.

un dispositif ou une machinerie vise à produire un artefact — comme les explications de la conscience, et, sans doute, de la veille, du sommeil, et même du rêve, se nourrissent d’un artefact objectif, qui tient lieu de veille et de conscience, et qui consiste dans le dispositif de la communication scientifique. Cet artefact, aussi envahissant soit-il, est difficile à saisir, malgré les efforts des sociologues : il est la condition de possibilité d’une production, à laquelle on a beau jeu, depuis des décennies, sinon des siècles de reprocher le manque de lucidité, et, parfois, dans des cas extrêmes, de vigilance. Tout cela est vrai. Mais la machinerie de l’art, appliqué aux mêmes domaines, quoiqu’il en soit des réalités du marché et du fonctionnement des institutions, tout aussi envahissantes, a la particularité de faire de ce point d’inversion l’objet même de sa communication. Y compris des réalités économiques et politiques qui tendent son exercice. L’artefact — objet, installation, performance, proposition — est la tentative de préciser un point d’inversion, tenant lieu de raison de fond. En fait, là non plus, il n’y a pas opposition, de la science à l’art, sous cet exemple. On supposera que c’est la même situation prise à des pôles inverses.

on peut espérer que le point d’inversion d’un système quelconque est provoqué par un événement extérieur — comme baudrillard y consacrera sa vie, avec une vigilance sans relâche. C’est l’étincelle qui fait exploser la compression interne — le gaz — accumulé par l’exclusion de tout rapport à un extérieur. Mais on sent bien que ce dehors court le risque du pur acte de foi. Là n’est pas l’essentiel : on peut bien avoir la foi. Le problème est plutôt : est-ce que la machinerie, en même temps qu’elle fabrique des inversions — comme les saisons des solstices, les existences des intermittences, les sciences des résultats de recherche, et les arts des dispositifs, parvient à inscrire ce dehors ? Si on garde l’idée d’un système, aussi clos et envahi de son propre souci, et celle d’un point d’inversion qui double, dédouble et redouble le pli et le dépli qui se forment en son sein, on remarquera que le point d’inversion du sommeil dans la vigilance insomniaque, et vice-versa, est justement sans événement. En bref, que ce qui s’inscrit d’un dehors — et c’est bien là l’écriture — le fait à partir d’une situation vécue, comme l’est l’insomnie de lévinas, sans événement.

on remarquera qu’une situation vécue sans événement est aussi bien un sommeil profond, qui ne laisse aucun souvenir.

gerhard richter

la charte des rêves d’olivier est une référence explicite à 256 colors (farben), 1974, cr 352-3 de gerhard richter.

prenons le référent : lorsque gerhard richter peint en 1966 ses premiers « nuanciers », c’est en référence direct à l’exposition marcel duchamp qu’il vient de voir au musée haus lange de krefeld, et c’est avec elle, et à l’importance qu’acquiert alors, et enfin, la position duchampienne qu’il se confronte. À la prise de conscience du laps de temps qui le sépare de la décision de duchamp d’arrêter de peindre, au moment où celui atteint la fin de sa vie, disons qu’il crée avec elle une relation de contemporanéité : l’important est sans doute moins de maintenir (héroïquement) la peinture après duchamp — comme on peut le dire de ema [akt auf einer treppe /nu sur un escalier], même année, paraphrase du nu descendant l’escalier, 1912, que produire le point d’inversion entre duchamp et après duchamp, la peinture et après la peinture. Ce qui suppose, dans le même mouvement, de céder un peu plus sur le principe d’unité (de style, de vie, d’œuvre), diversion ou dispersion qui ne fera que s’amplifier par la suite : l’œuvre est déjà une collection, parfois à marche forcée, de citations. C’est que la citation offre la possibilité d’inverser le sens du texte d’où elle est extraite — inverser, mais non pas trahir ni annuler. En eux-mêmes, les nuanciers sont bien-sûr des ready-made, sur le modèle de ce qu’il peut voir, comme n’importe quel consommateur, chez son fournisseur de matériel de peinture ; mais quoiqu’ils en soient, ils sont en même temps des peintures. Ils le sont par n’importe quel procédé et n’importe quelle subjectivité venant s’intercaler entre eux et celui qui les examine. Le ready-made est alors la peinture elle-même, à son degré élémentaire, premier — des couleurs, de simples couleurs — raffiné dans une gamme commerciale : le matériau d’un travail, réinjecté dans la compétence — vaine, inutile — d’un artisan, qui n’a plus qu’à mimer la production industrielle. En cela gerhard richter peint la peinture, au moment où il ne demeure plus d’elle que l’usage de l’artisan et du travailleur, et, au même point, il déchoit de ce double statut, avec lequel duchamp a exemplairement coupé, tout en restant un bon artisan — il sait peindre — et un travailleur infatigable, qui produit avec un entrain germanique. À l’autre bout de l’histoire — d’une certaine histoire —, un nuancier tel que le voilà et tel que le revoilà repeint à l’identique, par cette copie, s’introduit dans ce qui vient après l’histoire : c’est aussi une collection à l’infini de monochromes. Enfin, comme si cela ne suffisait pas, en 1973/1974, et encore une fois en 2007, il se cite lui-même en produisant à une plus grande échelle, et avec une virtuosité encore plus vaine — avec l’aide, il est vrai, d’assistants, comme un artiste-entrepreneur-artisan de l’ancien temps, des nuanciers plus riches (jusqu’à 4900 couleurs). Ce ne sont même plus des ready-made. Ce qui se déplie, cette fois, est ce qui est plié, la fois précédente, dans l’hommage au maître. Le point d’inversion intervient à la fois sur un moment et une partie de son œuvre, et vaut pour n’importe quel autre moment et n’importe quelle autre partie. L’accent de l’inversion est cette fois porté de la biographie à l’œuvre, incluant le rapport à duchamp, rapport qui, bien entendu, inclut tout ce que fait gerhard richter.

œuvre (un)

si on accepte qu’olivier monte des dispositifs rendant compte d’un point d’inversion, et particulièrement celui du sommeil — veille comme insomnie, rêve comme oubli —, l’hommage est fait à une œuvre qui pratique l’inversion de sa ponctualité historique. Cette articulation cherche ce qui s’inscrit du dehors.

par hommage, terme qu’olivier emploie devant moi la première fois où je vois la charte des rêves, entendre : manière de passer par une porte ouverte. Cette porte mène à toute l’histoire de la peinture : de l’élémentaire, la couleur, à sa fin, le monochrome ; au geste qui vient après elle, mettons le ready-made, au moment où elle devient histoire de l’art ; et, enfin, à l’inversion que gerhard richter accompli avec lui-même, produisant le contemporain, comme inversion de toute l’histoire. L’hommage maintient cette porte ouverte. Il s’agit maintenant de savoir, de l’autre côté, sur quoi elle ouvre.

d’une part, c’est la même chose : des couleurs, disposées de manière régulière, et de façon à constituer un nuancier. Le panneau deux fois plus petit que celui de richter comporte le même nombre d’emplacements, 256. Ils ne sont pas tous — et en un sens, aucun — des monochromes purs. Certains ont des motifs et ils ont tous une trame. Ces couleurs sont des extraits, marqués et usés. Le dispositif reprend plastiquement un agencement, et il le remplit. Les couleurs de richter sont neuves, elles sortent du tube. Comment pourraient-elles faire autrement ? Elles affirment la nouveauté, c’est-à-dire qu’elles se prononcent, pour autant qu’elles le fassent, l’artiste avec elles, en tant que nouveauté. Que cette nouveauté équivale à toute la tradition n’empêche qu’elles expriment une modernité.

d’autre part : « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. »

cette phrase de baudelaire, dont benjamin en faisant citation aura été le meilleur chiffonnier pour son propre fardeau, énonce une méthode simple : la citation fera déchet : dans le même geste, elle le trouve et l’invente. Elle désigne le matérialisme de l’art au stade de son désœuvrement — où le reste, tout le reste spéculatif est lui-même débris. L’acte misérable de celui qui est le dernier des derniers, le dernier des hommes, venant après tous, après l’usage et après la jouissance, contamine les autres. Il les contamine dans le futur, bien-sûr, si un siècle est ce rêve que le suivant réalise, y compris dans sa modernité ; celle-ci ce rêve d’ordure que nous réalisons. Mais il les contamine également dans le passé, si toute spéculation est débris : celle qui s’annonce comme rêve et celle qui se reprend dans l’interprétation.

l’acte de citer est double : à la fois, en collectant aux heures incertaines de la nuit des chiffons, exécution littérale de la citation de baudelaire léguée par la lecture qu’en fait benjamin, et, comme rendu, citation littérale de gerhard richter. Ce double jeu, plié l’un sur l’autre, peut se déplier. Sur ces tissus, des gens ont dormi, et c’est leur sommeil qui vient, en plus, s’introduire dans la trame du panneau. Leur sommeil, comme leurs rêves, et même leurs veilles, même leurs insomnies sont perdues. Ne reste que la puissance d’inversion qu’ils opèrent. La double citation importe de l’extérieur quelque chose qui reste sans événement. Il serait facile de dire que leur dernier rêve — que la plupart n’ont pas fait — est celui qui se réalise ici : faire œuvre, et à n’importe quel prix. Cela, c’est le sens obvie, spéculatif du travail d’olivier, comme, de fait, gerhard richter l’a accompli pour son propre compte. On peut toujours rêver qu’on est une chose dans le rêve d’un autre. Réaliser signifie alors : le déchet est le rêve de la peinture au point où elle s’inverse, comme le réel dans le rêve. Une première fois avec l’objet trouvé, achetable et consommable dans le ready-made, citable et collectionnable dans l’œuvre d’art, et, enfin jetable et recyclable dans son ordure.

et une seconde fois, en parallèle, par un sens obtus : comme le sommeil, obtus comme l’insomnie, obtus comme la nuit et le jour. Ce double se dédouble, à son pli : et c’est à sa pliure que se constitue l’artefact tenant lieu de raison : la vigilance d’un artiste, en regard de sa nouveauté, replié dans le sommeil d’un autre. La citation par benjamin de baudelaire inverse la citation par gerhard richter de duchamp. Ce point peut seulement être montré. Le sens obvie, ouvert, des rêves s’inverse dans le sens obtus, fermé, de leurs sommeils. Comme l’insomnie, les rêves sont sans événement.

le chiffonnier, l’ivrogne, le révolté portent chez baudelaire des rêves avec eux, ils s’en payent comptant, ils en trébuchent sur le pavé de l’octroi. Les tissus ramassés ne sont pas seulement l’ordure d’une divinité, capitale ou capital, qu’elle va réingurgiter, redigérer, se nourrissant bien mieux de ses déchets que de ressources épuisées, nature et hommes s’appauvrissant ; ils sont déjà souillés : les corps et les âmes, les fluides et les rêves, les usages et les jouissances. Ils ne sont pas irrécupérables, la preuve. Quoique incapables de produire un événement, semblerait-il, ils s’inscrivent. Et c’est ce dehors inscrit par le dispositif qu’olivier chiffonne.

dans le déchet (tissu) le rêve est l’inversion de la masse dormante, comme la matière du spéculatif. C’est là où demeure l’élément matériel. Ou, c’est la même chose, l’antiquité des couleurs, des rêves, des sommeils et des tissus. Le problème du rêve se joue au niveau de sa matérialité, qui est aussi son antiquité. Prendre au sérieux la proposition selon laquelle il y aurait une matérialité du rêve, au sens où, par exemple, les surréalistes prennent en charge le sommeil comme lieu de production et de révolution. Ce matérialisme fragile reste sans événement, hors ce qui s’inscrit du dehors, en général dans son échec. Ici : sang, sperme, glaire, sueur, et toutes les traces de la vie ordinaire : corps qui pèsent et s’abandonnent, et leurs habitudes, et leurs accidents : qu’un laboratoire analyserait, s’il le fallait.

le dehors, c’est la rue (où l’on dort également) et c’est l’intérieur du sommeil, qui équivaut à son absence. Toutes choses vieilles comme le monde.

 

œuvre (deux)

« À quand des poètes, des philosophes dormants ? » demande andré breton dans le premier manifeste.

des rêves, andré breton — et benjamin l’entendra bien ainsi — réalise des dispositifs, livre ou vie, « portes battantes ». Des sommeils, il est probable que le dispositif soit inverse. Quelque soit le point de vue (l’œil dans l’œilleton), comme celui qui cherche un abri, même sous un carton ou une couverture, ce sera une boite : cellule0.

l’appareil photographique, la camera obscura, et le sténopé par excellence en sont. Ce qui importe, entre sommeil et rêve, plaque et boite, c’est le point d’inversion de l’ouvert (dispositif surréaliste) et du fermé (dispositif paranoïaque).

où est le sommeil ? Depuis héraclite, lieu commun : on est toujours à l’extérieur de celui qui dort. Sauf à rêver — mais sans preuve : que l’on soit dedans, et soi, dedans. Si c’est toujours soi qui rêve, alors ce sont toujours les autres qui dorment. Voilà le lieu commun. Non plus : sommeil, monde idiot ; veille, monde commun — mais : rêve, monde idiot ; sommeil, monde commun. Nous veillons sur ce lieu commun. Qu’est-ce qu’on fait devant une boite ? S’il y a un trou, elle nous regarde. Si elle nous regarde, c’est nous qui dormons. On ne saurait veiller, ni dormir aussi longtemps qu’elle. Hypnose. Mais dormir avec elle ? Attitude élémentaire du photographié ou du filmé, que l’art du portrait comme du paysage prouve. Ce que je connais des portraits et des paysages photographiques d’olivier le confirme : figures d’assoupissement intermittent, strates géologiques à l’échelle 1. Il n’y a de photographies que de sujets à moitié endormis : état intermédiaire, condition de l’apparaître et de sa trace, de soi et des autres, que l’on peut distribuer selon des valeurs (intelligence, beauté, attrait sexuel). Entre nous, le monde commun est endormi.

le sommeil est ce qui leste, et d’un poids sans fond, le point qui empêche la spéculation d’être sans reste. C’est la seconde matérialité. La première matérialité vient du dehors : on trouve dans la rue de vieux matelas sur lesquels des gens ont dormi et leurs insignifiants rebuts opèrent dans la réversibilité du ready-made en peinture, comme de l’œuvre en biographie. Ils l’écrivent. La spéculation (le miroir) est ouvert sur un côté qu’elle ignore. La seconde matérialité reste au dedans, puisque la spéculation (la croyance) procède de l’œilleton. Cette fois-ci, ce ne seraient plus les autres qui dorment, ce serait moi.

le pari, dans sa simplicité, c’est qu’entre le grand public censé veiller — quoiqu’il dorme faut-il croire à poings fermés devant les navets qu’on lui fourgue — et l’expérimental, où dormir peut être salutaire, il y a un dispositif élémentaire entre soi et les autres, le dedans et le dehors, le sommeil et la veille. Comme dans la photographie. Comme avec une caméra. Tout ce qui est hors de la boite est image dormante, en attente. Et cette image, on ne peut la voir qu’en posant son œil à l’œilleton : elle est dedans. Elle dort.

l’endormi(e)

dans un film où quelqu’un dort, et qui ne constitue donc qu’une partie de ce que montre le film, on peut estimer que le film est ce qu’il rêve. Comme on ne peut pas l’établir — et qu’on sait d’autre part que ce n’est matériellement pas le cas — cela reste une spéculation. Provoquer cette métonymie spéculative est un procédé très ordinaire, qui joue sur la parenté formelle du cinéma et du rêve, dont le premier use depuis toujours, et encore. Or, si le sommeil est aussi le point qui leste, et d’un poids sans fond, cette équivalence, s’il est le point qui empêche cette spéculation d’être sans reste, s’il est toujours une tache, alors comment déjoue-t-il l’équivalence simple du rêve et du cinéma ?

last days de gus van sant : blake est l’endormi du refroidi kurt cobain — mais aussi river phoenix ; sa chute qui n’en finit pas dans les boucles spatio-temporelles du film, son marmonnement, son errance à l’intérieur et à l’extérieur de la maison — où dorment ses amis, où veillent des télévisions, où sonnent téléphones et démarcheurs en font la figure ultime, et indifférente (« grunge ») non seulement du désœuvrement, mais de la séduction au moment où elle cesse d’être une activité, et même une suractivité (valmont, kierkegaard) ; ou, si on préfère, d’avoir un objet, et même un super-objet (la jeune fille, la femme vertueuse, la salope implacable). Blake dort debout. Il est le spectateur et il est le film. Il impressionne de sommeil. C’est que l’endormi n’est ni inexpressif, ni improductif : au revers des rêves, il y a les marques du corps. Et de même que le rêve peut entrer dans un dispositif — où la question est de savoir quoi en faire, à part l’oublier, le répéter, l’interpréter —, les marques de ce que nous ne pouvons même pas rêver s’expriment et se produisent. Ce sommeil est la condition de ce qui marque : il tache, il laisse une trace, il fait image, et, aussi mobiles soient-elles, ces images, il les frappe d’une quasi-immobilité, gélifiant le mouvement : l’image ne tremble plus d’un bougé, mais, dans son mouvement, tremble d’arrêt.  D’où sleep, qui réalise l’idée, et avec lui toute l’imagerie warholienne. Et suppose, à l’autre bout, collé contre, un autre endormi, le spectateur, que le commerce gradue sur une échelle qui va du présupposé éveillé (qu’il faut secouer en permanence) au admis tel, expérimental, si c’est un genre.

sleeping beauty de janet leigh : film sans public, partiellement censuré par la mention commercialement dépréciative d’une interdiction au moins de 16 ans, et retournée en argument de vente ; mais surtout : un film qui dégoûte les jeunes (multiplexes) et insulte les vieux (art et essai). Une jeune femme inaltérable se vend ordinairement comme serveuse, cobaye, prostituée, et, ultime plan, putain de son propre sommeil à des vieillards hédonistes et cultivés. À l’injonction « no penetration » de la maquerelle, ils se réservent l’usage d’un corps qui dort, et ils en usent comme il agit lui-même : ils bavent, etc. (hoquets et rires irrépressibles dans la salle). Ces vieillards sont le corps de la jeune femme qui dort. Inaltérable, elle est un vieillard. D’un côté, le film est une expérience du sommeil strictement de l’extérieur. Le sommeil est dans la boite. Dans cette boite, qu’est le film, l’écran, la salle de cinéma, la tête de la réalisatrice ou du spectateur, il y a emboîtement : le film est un fantasme, y compris au sens le plus ordinaire ; ce fantasme se déroule comme un rêve ; et dans ce rêve, on dort. Le sommeil est donc le milieu où tout peut arriver, la seule intériorité, le point d’intimité qui cherche à être atteint, et qui est monnayé ; et, en même temps, bien sûr, par métonymie spéculative, et élémentaire, le lieu d’où tout arrive. Cela reste un film de la vigilance. Donc de la paranoïa. Aussi, sinon plus pertinent que eyes wide shut.

on y voit même, sur un trottoir, posé contre un mur, un vieux matelas jaunâtre.

et c’est à ce point que la spéculation s’inverse. Elle reste une spéculation, et pourtant elle produit une matérialité. Voilà l’autre côté, l’autre œilleton dans la boite qui regarde d’en face, cette absence endormie, entre elle et nous. Dans une photographie ou un film, à considérer la pellicule ou ce qui en tient lieu, le support par lequel les images défilent, la spéculation est là où le sommeil se marque — la matérialité, ce que marque le sommeil. Il n’y a pas que les autres qui dorment, dans le rêve incertain de soi : il y a des taches anonymes. Le sommeil n’est plus ce que nous examinons du dehors, dans une vigilance paranoïaque et jalouse, en test de rorschach ; il est ce qui vient s’inscrire du dehors. Le sommeil est le dehors pour autant qu’il écrit.

parmi les figures de l’artiste à l’époque de son désœuvrement, outre le séducteur : l’endormi(e), si c’est là un genre. Et on le sait au moins depuis la première phrase de la recherche : l’endormi(e) est l’écriture.

 

l’exposé

des matelas sont repliés, roulés et ligaturés, au contact les uns des autres ; ils se mêlent, se confondent, se mangent et s’engloutissent. Matelas boule 1, 2, 3, et matelas boule une vie. Ce sont des corps monstrueux — et tout travail à partir du matériau tissu, propre ou sale, garde quelque chose d’organique : non seulement la trace, mais la concentration des corps qu’ils portent. Ce sont des objets anthropophages. Aussitôt qu’ils sont détournés de leur usage, les tissus imitent les corps qui les ont abandonnés. Et cette imitation est une dévoration. Dans une lettre à adorno, parlant de son travail de réécriture dans la traduction d’un de ses textes, walter benjamin dit éprouver : « …l’urbanité cannibale, une attitude précautionneuse et circonspecte dans la destruction, qui trahit, j’espère, quelque chose de l’amour de ces choses, pour vous plus que tout familières, qui les met à nu. »

c’est sans doute avec la longue — s’étendant sur vingt ans —, patiente, précautionneuse quoique hasardeuse constitution d’une boule que cet aspect se laisse le mieux penser : tension entre le replié (l’enfoui, l’englouti, le dissimulé, le secret, l’oublié) et l’exposé. Elle grossit avec le temps. Roulée, parfois préparée, enduite et ligaturée, l’objet sphérique attire et engloutit les fragments des milieux qu’il traverse, et qui sont aussi bien des lieux de vie et de travail, souvent confondus : les menus éléments, les miettes d’existence : ce qui est tombé au sol, par effet de pesanteur, un instant soulevé, et finalement disparu dans le corps massif. Cette boule a bien sûr une histoire, qui peut être documentée. Et cette documentation (dessins, photos, textes qui ponctuent ses états successifs) peut éventuellement être placée à côté de son résultat tangible. Cette exposition est possible.

en elle-même, une sphère est une surface d’exposition maximale, puisqu’elle n’a ni recoin, ni angle mort, où cacher un de ses aspects. Et, à la fois, puisqu’elle est pleine, et pleine du passé qui l’a faite, elle est entièrement dissimulatrice, obscure, muette, oublieuse. En elle — pour poursuivre avec walter benjamin — coïncident le hic et nunc de son origine (sa pelote de départ, qui est aussi un tourbillon), c’est-à-dire son unicité et authenticité, et, en même temps, rien d’autre qu’une surface d’exposition sans aura (si son lointain est au-dedans d’elle).

la première conséquence est celle-ci : l’exposé n’est pas un événement extérieur qui peut (et pourrait en pas) intervenir. L’exposé est une face de production, du premier au dernier stade actuel. La seconde est celle-là : l’exposé est une tension interne entre les éléments constitutifs de l’œuvre — cette boule, et sans doute tout le reste. La tension n’est donc plus entre ce qui est réservé, encore en préparation, oublié, voire détruit, et ce qui est exposé, ici ou là, à tel moment ou à tel autre, mais ce qui existe entre chaque élément au fil du processus de production. Si le replié et l’enfoui sont une méthode de production, ils sont aussi l’effet de cette tension dans l’exposition.

si on reprend le cas de gerhard richter : l’exposé y est exemplairement conditionné par l’exposition effective dans le milieu de l’art allemand, puis international. Ce travail intègre l’espace de l’art, y compris son marché, dont il fait sa matière. Il est ce avec quoi sa production va se faire. D’où l’absence remarquable de style ou de manière propre, d’identité formelle. L’exposé engloutit tout l’espace d’exposition. Mais il en a absolument besoin. Sa seule condition d’existence, puisqu’elle ne se trouve pas dans un principe « intérieur » — une « vision », un « génie », une « originalité » de l’artiste, sinon dans des trivialités psychologique ou sociologique —, est l’espace de l’art contemporain. Il le reflète. C’est cet espace qui est à la fois engloutit et déglutit. C’est lui le principe. Cela permet, occasionnellement, sa pertinence : il dit quelque chose de l’état du monde.

or, outre l’hommage, la reprise par olivier d’un élément n’a de sens que si elle indique non pas une surexposition vaniteuse dans un espace élargi — celui-ci est déjà saturé —, ni qu’il dispose d’un droit de regard aussi bien sur l’art que sur le monde ; mais que l’exposé procède des éléments intrinsèques qui le constituent. Cela peut être sa propre vie, celle des autres, anonymes, et, par exemple, la position de richter, ce droit de regard qu’il s’est accordé — magistralement, si on veut. C’est cela qui fait exposé.

dans ce sens, les expositions factuelles ne sont plus que des documents.

 

œuvre (trois)

soit une bande constituée de bandes de tissus (des draps, de vieux draps, chinés chez emmaüs ou récupérés, hors d’usage, dans les armoires de famille), comprimés, mouillés, tordus, alignés, en strates comprimées sous verre. Stratigraphie des rêves. Archéologie du sommeil. Exposition des curiosités, anomalies, et prodiges de la nature. Vitrine du muséum (il y en a un assez remarquable dans la ville où j’habite).

cela forme une épopée en forme de tapisserie : l’épique, indique benjamin, est une des modalités de la transmission de l’expérience. Il ajoute qu’elle s’épuise ; qu’au dépérissement de la tradition correspond l’appauvrissement de l’expérience. La tradition est cette place boursière où les valeurs de l’expérience peuvent s’échanger. Le linge qui demeure (« de maison » en est l’expression commerciale) est celui qui touche au corps à l’abandon : sous le vêtement, et, dans l’intimité, chez soi : sommeil, hygiène, mort : draps, serviettes et linceul. Tenue qui descendra, comme un escalier, les classes sociales sous forme de passion thésaurisée, nuptiale et héritée ; que désormais, s’accorde-t-on à constater, la peau, d’une part, la fringue, d’autre part, suppléent. Pour l’épique, outre la tapisserie que tisse et détisse pénélope — de même que l’odyssée détisse l’illiade, pénélope noue et dénoue ce qui reste d’épopée dans les aventures d’ulysse —, il y a celle de bayeux, qui est splendide.

(et, ajoute olivier, celle dite de la dame à la licorne, « à mon seul désir », qui l’est autant)

là où il n’y a pas de récit, ni d’expérience communicable, ni de sagesse pratique à recevoir comme benjamin le dit du lecteur de romans ou de journaux, ne reste que la torsion géologique aux prises avec lui-même, en guise de dernière épopée. Ou, si l’on préfère, la tradition. La tapisserie (linge et tradition) glisse de l’intime à l’abandon. Une première fois si c’est bien là le rôle du matériau de base lorsqu’il est en usage ; une seconde fois, lorsque cet usage se perd sous la forme de son épopée, et demeure, en pauvre pièce de tissu. On supposera que la tapisserie que tisse et détisse pénélope lui glisse des mains lorsque ulysse s’identifie (et accessoirement massacre les prétendants). Elle recouvre l’abandon — vingt ans d’absence sans un mot, comme, à l’ordinaire par l’usage du matériau, la collection dispersée des sommeils perdus.

à la gare tgv d’aix-en-provence, olivier réalise sur bâche une bande photographique monumentale à l’échelle 1 du sous-sol excavé. Les terrains et roches dormants depuis des millénaires, brusquement mis à nu, sont ainsi recouverts d’un voile, qui est leur propre image. Au départ, comme au retour, si c’est là la structure élémentaire d’une épopée, le dispositif est le recouvrement de l’absence et de la nudité, oui ; mais surtout : il permet, dans l’abandon, d’équivaloir départ et retour. C’est le dernier pas de la modernité.

paul laurent 9 janvier 2012 / 30 mars 2012

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