Le rêve moderne par Paul Laurent (version courte)

Le rêve moderne par Paul Laurent, janvier 2012 (version courte)

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biographie

la première fois où je croise olivier, il dort. Allongé sur une plage, et le jour se lève. Son très grand corps replié sur lui-même, couché sur le sable, en chien de fusil. Je pense qu’il a froid : polo et short long à carreaux écossais de couleur. Un jeune homme, qui n’est pas de notre bande. C’est un matin de fête, plage des aresquiers — les courants marins ne l’ont pas encore rongée, celle-ci, sur cette portion : effet probable de son enrochement en amont, là où la route touche la côte au travers des marais, et aval, vers le port ; et les cabanes qui font bistrots, détruites. En s’éloignant dans l’obscurité, je cherche un point où voir le soleil se lever, et, accessoirement, faire l’amour. Avec une jeune femme, nous suivons la grève, et, d’une digue, dans le sombre des roches, nous avançons vers la lueur orientale : interminable, hésitante, cahoteuse marche de singes (le soleil aussi est un singe). Il s’agit d’aller pointe à pointe, lueur contre roche, où bat l’eau molle. Des coquillages incrustés nous irritent les fesses à tour de rôle. Au retour, plage grise, ceux qui dansent encore ; et lui qui dort, dans le sable, comme un vieux pneu.

à l’usine hydrex à montreuil qu’avec deux camarades, tout en y logeant, ils déconstruisent lentement ? Chez lui, dans un appartement je ne sais plus très où dans paris, peut-être montmartre, et quand ? je viens avec un livre d’annie lebrun, soudain un bloc d’abîme, sade, préface passablement exaltée à une édition complète chez pauvert, ce qui le laisse interdit ? il me alors montre son « objet favori », élu sur demande pour un dossier qu’il monte, comme une cuillère dans un coffret d’argenterie : l’étau, et lui, en regard, sur une photo, en chien de fusil : pareil.

ou par une nuit d’hiver, le long d’un canal — nuit vague, humide, silencieuse : à rennes, dans un quartier alors peu loti. Nous fuyons l’un et l’autre une soirée, une heure ou deux. Il est taciturne et inquiet, les mains dans les poches, le cou rentré dans son écharpe, et l’écharpe dans son blouson. Nous marchons en silence. Il me demande ce que je viens de lire. Je ne sais plus quoi : événement et répétition, suivi de l’affect, de mehdi belhaj kacem ? Peut-être : c’est une lecture de solstice d’hiver, sur le coup assez éclatante, restituée à la nuit, le long d’un canal qui ne va nulle part. En guise de fuite, et d’aller-retour. Il se tait.

au sortir de la maison rouge, par hasard et, dans un bistrot voisin, un café sur des tables au rouge miroitant : il me parle du projet qu’il vient de déposer : installation de matelas écrasés de béton gris, la masse d’un lourd et dur sommeil, s’érigeant en colonnes d’équilibre. Ce bistrot ferme, et longtemps la devanture reste close lorsque j’y repasse, seul : rideau de fer, enseigne aux lettres volées, tags, et le tissu rouge de l’auvent déchiré, lamentable, qui pend vers le trottoir.

ou par une éclatante journée de solstice d’été, avec ma fille aînée, près de cancale, un bain dans une mer étincelante, et des huîtres puisque c’est mon anniversaire.

(bien-sûr je ne raconte ni ne me souviens de tout)

 

gerhard richter

la charte des rêves d’olivier est une référence explicite à 256 colors (farben), 1974, cr 352-3 de gerhard richter.

prenons le référent : lorsque gerhard richter peint en 1966 ses premiers « nuanciers », c’est en référence direct à l’exposition marcel duchamp qu’il vient de voir au musée haus lange de krefeld, et c’est avec elle, et à l’importance qu’acquiert alors, et enfin, la position duchampienne qu’il se confronte. À la prise de conscience du laps de temps qui le sépare de la décision de duchamp d’arrêter de peindre, au moment où celui atteint la fin de sa vie, disons qu’il crée avec elle une relation de contemporanéité : l’important est sans doute moins de maintenir (héroïquement) la peinture après duchamp — comme on peut le dire de ema [akt auf einer treppe /nu sur un escalier], même année, paraphrase du nu descendant l’escalier, 1912, que produire le point d’inversion entre duchamp et après duchamp, la peinture et après la peinture. Ce qui suppose, dans le même mouvement, de céder un peu plus sur le principe d’unité (de style, de vie, d’œuvre), diversion ou dispersion qui ne fera que s’amplifier par la suite : l’œuvre est déjà une collection, parfois à marche forcée, de citations. C’est que la citation offre la possibilité d’inverser le sens du texte d’où elle est extraite — inverser, mais non pas trahir ni annuler. En eux-mêmes, les nuanciers sont bien-sûr des ready-made, sur le modèle de ce qu’il peut voir, comme n’importe quel consommateur, chez son fournisseur de matériel de peinture ; mais quoiqu’ils en soient, ils sont en même temps des peintures. Ils le sont par n’importe quel procédé et n’importe quelle subjectivité venant s’intercaler entre eux et celui qui les examine. Le ready-made est alors la peinture elle-même, à son degré élémentaire, premier — des couleurs, de simples couleurs — raffiné dans une gamme commerciale : le matériau d’un travail, réinjecté dans la compétence — vaine, inutile — d’un artisan, qui n’a plus qu’à mimer la production industrielle. En cela gerhard richter peint la peinture, au moment où il ne demeure plus d’elle que l’usage de l’artisan et du travailleur, et, au même point, il déchoit de ce double statut, avec lequel duchamp a exemplairement coupé, tout en restant un bon artisan — il sait peindre — et un travailleur infatigable, qui produit avec un entrain germanique. À l’autre bout de l’histoire — d’une certaine histoire —, un nuancier tel que le voilà et tel que le revoilà repeint à l’identique, par cette copie, s’introduit dans ce qui vient après l’histoire : c’est aussi une collection à l’infini de monochromes. Enfin, comme si cela ne suffisait pas, en 1973/1974, et encore une fois en 2007, il se cite lui-même en produisant à une plus grande échelle, et avec une virtuosité encore plus vaine — avec l’aide, il est vrai, d’assistants, comme un artiste-entrepreneur-artisan de l’ancien temps, des nuanciers plus riches (jusqu’à 4900 couleurs). Ce ne sont même plus des ready-made. Ce qui se déplie, cette fois, est ce qui est plié, la fois précédente, dans l’hommage au maître. Le point d’inversion intervient à la fois sur un moment et une partie de son œuvre, et vaut pour n’importe quel autre moment et n’importe quelle autre partie. L’accent de l’inversion est cette fois porté de la biographie à l’œuvre, incluant le rapport à duchamp, rapport qui, bien entendu, inclut tout ce que fait gerhard richter.

 

œuvre (un)

si on accepte qu’olivier monte des dispositifs rendant compte d’un point d’inversion, et particulièrement celui du sommeil — veille comme insomnie, rêve comme oubli —, l’hommage est fait à une œuvre qui pratique l’inversion de sa ponctualité historique. Cette articulation cherche ce qui s’inscrit du dehors.

par hommage, terme qu’olivier emploie devant moi la première fois où je vois la charte des rêves, entendre : manière de passer par une porte ouverte. Cette porte mène à toute l’histoire de la peinture : de l’élémentaire, la couleur, à sa fin, le monochrome ; au geste qui vient après elle, mettons le ready-made, au moment où elle devient histoire de l’art ; et, enfin, à l’inversion que gerhard richter accompli avec lui-même, produisant le contemporain, comme inversion de toute l’histoire. L’hommage maintient cette porte ouverte. Il s’agit maintenant de savoir, de l’autre côté, sur quoi elle ouvre.

d’une part, c’est la même chose : des couleurs, disposées de manière régulière, et de façon à constituer un nuancier. Le panneau deux fois plus petit que celui de richter comporte le même nombre d’emplacements, 256. Ils ne sont pas tous — et en un sens, aucun — des monochromes purs. Certains ont des motifs et ils ont tous une trame. Ces couleurs sont des extraits, marqués et usés. Le dispositif reprend plastiquement un agencement, et il le remplit. Les couleurs de richter sont neuves, elles sortent du tube. Comment pourraient-elles faire autrement ? Elles affirment la nouveauté, c’est-à-dire qu’elles se prononcent, pour autant qu’elles le fassent, l’artiste avec elles, en tant que nouveauté. Que cette nouveauté équivale à toute la tradition n’empêche qu’elles expriment une modernité.

d’autre part : « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. »

cette phrase de baudelaire, dont benjamin en faisant citation aura été le meilleur chiffonnier pour son propre fardeau, énonce une méthode simple : la citation fera déchet : dans le même geste, elle le trouve et l’invente. Elle désigne le matérialisme de l’art au stade de son désœuvrement — où le reste, tout le reste spéculatif est lui-même débris. L’acte misérable de celui qui est le dernier des derniers, le dernier des hommes, venant après tous, après l’usage et après la jouissance, contamine les autres. Il les contamine dans le futur, bien-sûr, si un siècle est ce rêve que le suivant réalise, y compris dans sa modernité ; celle-ci ce rêve d’ordure que nous réalisons. Mais il les contamine également dans le passé, si toute spéculation est débris : celle qui s’annonce comme rêve et celle qui se reprend dans l’interprétation.

l’acte de citer est double : à la fois, en collectant aux heures incertaines de la nuit des chiffons, exécution littérale de la citation de baudelaire léguée par la lecture qu’en fait benjamin, et, comme rendu, citation littérale de gerhard richter. Ce double jeu, plié l’un sur l’autre, peut se déplier. Sur ces tissus, des gens ont dormi, et c’est leur sommeil qui vient, en plus, s’introduire dans la trame du panneau. Leur sommeil, comme leurs rêves, et même leurs veilles, même leurs insomnies sont perdues. Ne reste que la puissance d’inversion qu’ils opèrent. La double citation importe de l’extérieur quelque chose qui reste sans événement. Il serait facile de dire que leur dernier rêve — que la plupart n’ont pas fait — est celui qui se réalise ici : faire œuvre, et à n’importe quel prix. Cela, c’est le sens obvie, spéculatif du travail d’olivier, comme, de fait, gerhard richter l’a accompli pour son propre compte. On peut toujours rêver qu’on est une chose dans le rêve d’un autre. Réaliser signifie alors : le déchet est le rêve de la peinture au point où elle s’inverse, comme le réel dans le rêve. Une première fois avec l’objet trouvé, achetable et consommable dans le ready-made, citable et collectionnable dans l’œuvre d’art, et, enfin jetable et recyclable dans son ordure.

et une seconde fois, en parallèle, par un sens obtus : comme le sommeil, obtus comme l’insomnie, obtus comme la nuit et le jour. Ce double se dédouble, à son pli : et c’est à sa pliure que se constitue l’artefact tenant lieu de raison : la vigilance d’un artiste, en regard de sa nouveauté, replié dans le sommeil d’un autre. La citation par benjamin de baudelaire inverse la citation par gerhard richter de duchamp. Ce point peut seulement être montré. Le sens obvie, ouvert, des rêves s’inverse dans le sens obtus, fermé, de leurs sommeils. Comme l’insomnie, les rêves sont sans événement.

le chiffonnier, l’ivrogne, le révolté portent chez baudelaire des rêves avec eux, ils s’en payent comptant, ils en trébuchent sur le pavé de l’octroi. Les tissus ramassés ne sont pas seulement l’ordure d’une divinité, capitale ou capital, qu’elle va réingurgiter, redigérer, se nourrissant bien mieux de ses déchets que de ressources épuisées, nature et hommes s’appauvrissant ; ils sont déjà souillés : les corps et les âmes, les fluides et les rêves, les usages et les jouissances. Ils ne sont pas irrécupérables, la preuve. Quoique incapables de produire un événement, semblerait-il, ils s’inscrivent. Et c’est ce dehors inscrit par le dispositif qu’olivier chiffonne.

dans le déchet (tissu) le rêve est l’inversion de la masse dormante, comme la matière du spéculatif. C’est là où demeure l’élément matériel. Ou, c’est la même chose, l’antiquité des couleurs, des rêves, des sommeils et des tissus. Le problème du rêve se joue au niveau de sa matérialité, qui est aussi son antiquité. Prendre au sérieux la proposition selon laquelle il y aurait une matérialité du rêve, au sens où, par exemple, les surréalistes prennent en charge le sommeil comme lieu de production et de révolution. Ce matérialisme fragile reste sans événement, hors ce qui s’inscrit du dehors, en général dans son échec. Ici : sang, sperme, glaire, sueur, et toutes les traces de la vie ordinaire : corps qui pèsent et s’abandonnent, et leurs habitudes, et leurs accidents : qu’un laboratoire analyserait, s’il le fallait.

le dehors, c’est la rue (où l’on dort également) et c’est l’intérieur du sommeil, qui équivaut à son absence. Toutes choses vieilles comme le monde.

œuvre (deux)

« À quand des poètes, des philosophes dormants ? » demande andré breton dans le premier manifeste.

des rêves, andré breton — et benjamin l’entendra bien ainsi — réalise des dispositifs, livre ou vie, « portes battantes ». Des sommeils, il est probable que le dispositif soit inverse. Quelque soit le point de vue (l’œil dans l’œilleton), comme celui qui cherche un abri, même sous un carton ou une couverture, ce sera une boite : cellule0.

l’appareil photographique, la camera obscura, et le sténopé par excellence en sont. Ce qui importe, entre sommeil et rêve, plaque et boite, c’est le point d’inversion de l’ouvert (dispositif surréaliste) et du fermé (dispositif paranoïaque).

où est le sommeil ? Depuis héraclite, lieu commun : on est toujours à l’extérieur de celui qui dort. Sauf à rêver — mais sans preuve : que l’on soit dedans, et soi, dedans. Si c’est toujours soi qui rêve, alors ce sont toujours les autres qui dorment. Voilà le lieu commun. Non plus : sommeil, monde idiot ; veille, monde commun — mais : rêve, monde idiot ; sommeil, monde commun. Nous veillons sur ce lieu commun. Qu’est-ce qu’on fait devant une boite ? S’il y a un trou, elle nous regarde. Si elle nous regarde, c’est nous qui dormons. On ne saurait veiller, ni dormir aussi longtemps qu’elle. Hypnose. Mais dormir avec elle ? Attitude élémentaire du photographié ou du filmé, que l’art du portrait comme du paysage prouve. Ce que je connais des portraits et des paysages photographiques d’olivier le confirme : figures d’assoupissement intermittent, strates géologiques à l’échelle 1. Il n’y a de photographies que de sujets à moitié endormis : état intermédiaire, condition de l’apparaître et de sa trace, de soi et des autres, que l’on peut distribuer selon des valeurs (intelligence, beauté, attrait sexuel). Entre nous, le monde commun est endormi.

le sommeil est ce qui leste, et d’un poids sans fond, le point qui empêche la spéculation d’être sans reste. C’est la seconde matérialité. La première matérialité vient du dehors : on trouve dans la rue de vieux matelas sur lesquels des gens ont dormi et leurs insignifiants rebuts opèrent dans la réversibilité du ready-made en peinture, comme de l’œuvre en biographie. Ils l’écrivent. La spéculation (le miroir) est ouvert sur un côté qu’elle ignore. La seconde matérialité reste au dedans, puisque la spéculation (la croyance) procède de l’œilleton. Cette fois-ci, ce ne seraient plus les autres qui dorment, ce serait moi.

le pari, dans sa simplicité, c’est qu’entre le grand public censé veiller — quoiqu’il dorme faut-il croire à poings fermés devant les navets qu’on lui fourgue — et l’expérimental, où dormir peut être salutaire, il y a un dispositif élémentaire entre soi et les autres, le dedans et le dehors, le sommeil et la veille. Comme dans la photographie. Comme avec une caméra. Tout ce qui est hors de la boite est image dormante, en attente. Et cette image, on ne peut la voir qu’en posant son œil à l’œilleton : elle est dedans. Elle dort.

l’exposé

des matelas sont repliés, roulés et ligaturés, au contact les uns des autres ; ils se mêlent, se confondent, se mangent et s’engloutissent. Matelas boule 1, 2, 3, et matelas boule une vie. Ce sont des corps monstrueux — et tout travail à partir du matériau tissu, propre ou sale, garde quelque chose d’organique : non seulement la trace, mais la concentration des corps qu’ils portent. Ce sont des objets anthropophages. Aussitôt qu’ils sont détournés de leur usage, les tissus imitent les corps qui les ont abandonnés. Et cette imitation est une dévoration. Dans une lettre à adorno, parlant de son travail de réécriture dans la traduction d’un de ses textes, walter benjamin dit éprouver : « …l’urbanité cannibale, une attitude précautionneuse et circonspecte dans la destruction, qui trahit, j’espère, quelque chose de l’amour de ces choses, pour vous plus que tout familières, qui les met à nu. »

c’est sans doute avec la longue — s’étendant sur vingt ans —, patiente, précautionneuse quoique hasardeuse constitution d’une boule que cet aspect se laisse le mieux penser : tension entre le replié (l’enfoui, l’englouti, le dissimulé, le secret, l’oublié) et l’exposé. Elle grossit avec le temps. Roulée, parfois préparée, enduite et ligaturée, l’objet sphérique attire et engloutit les fragments des milieux qu’il traverse, et qui sont aussi bien des lieux de vie et de travail, souvent confondus : les menus éléments, les miettes d’existence : ce qui est tombé au sol, par effet de pesanteur, un instant soulevé, et finalement disparu dans le corps massif. Cette boule a bien sûr une histoire, qui peut être documentée. Et cette documentation (dessins, photos, textes qui ponctuent ses états successifs) peut éventuellement être placée à côté de son résultat tangible. Cette exposition est possible.

en elle-même, une sphère est une surface d’exposition maximale, puisqu’elle n’a ni recoin, ni angle mort, où cacher un de ses aspects. Et, à la fois, puisqu’elle est pleine, et pleine du passé qui l’a faite, elle est entièrement dissimulatrice, obscure, muette, oublieuse. En elle — pour poursuivre avec walter benjamin — coïncident le hic et nunc de son origine (sa pelote de départ, qui est aussi un tourbillon), c’est-à-dire son unicité et authenticité, et, en même temps, rien d’autre qu’une surface d’exposition sans aura (si son lointain est au-dedans d’elle).

la première conséquence est celle-ci : l’exposé n’est pas un événement extérieur qui peut (et pourrait en pas) intervenir. L’exposé est une face de production, du premier au dernier stade actuel. La seconde est celle-là : l’exposé est une tension interne entre les éléments constitutifs de l’œuvre — cette boule, et sans doute tout le reste. La tension n’est donc plus entre ce qui est réservé, encore en préparation, oublié, voire détruit, et ce qui est exposé, ici ou là, à tel moment ou à tel autre, mais ce qui existe entre chaque élément au fil du processus de production. Si le replié et l’enfoui sont une méthode de production, ils sont aussi l’effet de cette tension dans l’exposition.

si on reprend le cas de gerhard richter : l’exposé y est exemplairement conditionné par l’exposition effective dans le milieu de l’art allemand, puis international. Ce travail intègre l’espace de l’art, y compris son marché, dont il fait sa matière. Il est ce avec quoi sa production va se faire. D’où l’absence remarquable de style ou de manière propre, d’identité formelle. L’exposé engloutit tout l’espace d’exposition. Mais il en a absolument besoin. Sa seule condition d’existence, puisqu’elle ne se trouve pas dans un principe « intérieur » — une « vision », un « génie », une « originalité » de l’artiste, sinon dans des trivialités psychologique ou sociologique —, est l’espace de l’art contemporain. Il le reflète. C’est cet espace qui est à la fois engloutit et déglutit. C’est lui le principe. Cela permet, occasionnellement, sa pertinence : il dit quelque chose de l’état du monde.

or, outre l’hommage, la reprise par olivier d’un élément n’a de sens que si elle indique non pas une surexposition vaniteuse dans un espace élargi — celui-ci est déjà saturé —, ni qu’il dispose d’un droit de regard aussi bien sur l’art que sur le monde ; mais que l’exposé procède des éléments intrinsèques qui le constituent. Cela peut être sa propre vie, celle des autres, anonymes, et, par exemple, la position de richter, ce droit de regard qu’il s’est accordé — magistralement, si on veut. C’est cela qui fait exposé.

dans ce sens, les expositions factuelles ne sont plus que des documents.

œuvre (trois)

soit une bande constituée de bandes de tissus (des draps, de vieux draps, chinés chez emmaüs ou récupérés, hors d’usage, dans les armoires de famille), comprimés, mouillés, tordus, alignés, en strates comprimées sous verre. Stratigraphie des rêves. Archéologie du sommeil. Exposition des curiosités, anomalies, et prodiges de la nature. Vitrine du muséum (il y en a un assez remarquable dans la ville où j’habite).

cela forme une épopée en forme de tapisserie : l’épique, indique benjamin, est une des modalités de la transmission de l’expérience. Il ajoute qu’elle s’épuise ; qu’au dépérissement de la tradition correspond l’appauvrissement de l’expérience. La tradition est cette place boursière où les valeurs de l’expérience peuvent s’échanger. Le linge qui demeure (« de maison » en est l’expression commerciale) est celui qui touche au corps à l’abandon : sous le vêtement, et, dans l’intimité, chez soi : sommeil, hygiène, mort : draps, serviettes et linceul. Tenue qui descendra, comme un escalier, les classes sociales sous forme de passion thésaurisée, nuptiale et héritée ; que désormais, s’accorde-t-on à constater, la peau, d’une part, la fringue, d’autre part, suppléent. Pour l’épique, outre la tapisserie que tisse et détisse pénélope — de même que l’odyssée détisse l’illiade, pénélope noue et dénoue ce qui reste d’épopée dans les aventures d’ulysse —, il y a celle de bayeux, qui est splendide.

(et, ajoute olivier, celle dite de la dame à la licorne, « à mon seul désir », qui l’est autant)

là où il n’y a pas de récit, ni d’expérience communicable, ni de sagesse pratique à recevoir comme benjamin le dit du lecteur de romans ou de journaux, ne reste que la torsion géologique aux prises avec lui-même, en guise de dernière épopée. Ou, si l’on préfère, la tradition. La tapisserie (linge et tradition) glisse de l’intime à l’abandon. Une première fois si c’est bien là le rôle du matériau de base lorsqu’il est en usage ; une seconde fois, lorsque cet usage se perd sous la forme de son épopée, et demeure, en pauvre pièce de tissu. On supposera que la tapisserie que tisse et détisse pénélope lui glisse des mains lorsque ulysse s’identifie (et accessoirement massacre les prétendants). Elle recouvre l’abandon — vingt ans d’absence sans un mot, comme, à l’ordinaire par l’usage du matériau, la collection dispersée des sommeils perdus.

à la gare tgv d’aix-en-provence, olivier réalise sur bâche une bande photographique monumentale à l’échelle 1 du sous-sol excavé. Les terrains et roches dormants depuis des millénaires, brusquement mis à nu, sont ainsi recouverts d’un voile, qui est leur propre image. Au départ, comme au retour, si c’est là la structure élémentaire d’une épopée, le dispositif est le recouvrement de l’absence et de la nudité, oui ; mais surtout : il permet, dans l’abandon, d’équivaloir départ et retour. C’est le dernier pas de la modernité.

paul laurent 9 janvier 2012 / 30 mars 2012

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