Pn’B – Stéphane Lemercier

Pn’B par Stéphane Lemercier, juin 1999

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Pn’B ( alain Bizeau – olivier Peyronnet )

Compte-rendu d’activités du 12 au 27 juin 1999.

Espace Dard’Art- 119, rue du légué, 22000 Saint-Brieuc

Cette exposition dans le cadre de la programmation DOUBLE FACE, bénéficie du soutien de la ville de SAINT-BRIEUC, du CONSEIL GÉNÉRALdes CÔTES d’ARMOR, de la DRAC Bretagne et du MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION.

Irréductible dans sa dimension plastique, liée à l’excès, à la dépense, puisqu’elle ne cesse de déborder, de grossir comme un fleuve, la friche industrielle charrie une multitude de signes, d’indices, de fragments que la société marchande s’emploie,  au contraire, à vouloir réguler.

Ainsi le destin de la première s’oppose-t-il d’emblée aux intérêts de la seconde, se voyant infliger une réputation douteuse. La friche industrielle est la mauvaise ou le mauvais garçon de la société du même nom et comme les classes dites dangereuses du siècle dernier font l’objet d’expositions, elle bénéficie parfois d’un intérêt culturel. On l’abandonnera aux « plasticiens », aux ateliers Hip-hop, à la culture Jeune qui forte de sa seule jeunesse viendra compenser sa « vieillesse », évidente, son inadéquation technique, ses manques structurels. Et pourtant, le changement radical de civilisation, auquel nous assistons distraitement, nécessite plus que jamais des artistes impliqués à long terme; des artistes prolétaires de la fin des années 60 ont su examiner les structures inconscientes de leur époque:  contre-culture, violence étatique …

Pour ceux-là, la friche est un espace privilégié dont le point de vue décalé permet de mieux scruter le paysage alentour, ses enjeux visibles, ses tensions. A une époque où de larges pans de banlieue risquent de se métamorphoser en une succession de friches, de contre-espaces et d’encourir les mêmes sanctions politiques, la friche fonctionne comme un inconscient refoulé ;  meuble à tiroirs poussiéreux, aux matières innomables, toujours inapproprié. Ainsi, la friche grace aux malaxages, au piétinement incessant de ses locataires est une matière en soi, un langage à structurer.

Il existe une micro-société africaine, si traditionnellement familiale, que ses membres ont l’habitude de ne se confier qu’au seul étranger, à la façon d’un psychanaliste nomade. Cette société appelle l’étranger de ses voeux. Il en est d’autres (inutile de les nommer) cultivant l’excès inverse. La friche, c’est l’étranger et il est évident qu’un des grands projets de la société post-industrielle est de ne plus en produire, au même titre que l’histoire, puisque seul le présent reproductible à merci et dont le mouvement centrifuge est blanc, lisse, inodore, c’est à dire désincarné, semble la motiver. Malheureusement, la friche est un corps ; un corps avec des cycles, des affaissements osseux, des écoulements liquides, des brûlures solaires. Comme le corps – et merci aux politiques qui voudraient nous faire croire qu’il y a réellement une différence entre privé et public – la friche est privée et publique. Elle envisage de visu ces deux statuts, gênante comme une vieille cocotte qui persisterait à vouloir être séduite, à réclamer son dû de paroles et de caresses. Une friche, ça s’entretient, ça se visite, ça s’alimente. On évite de s’afficher en sa présence (il y a très peu de friches dans les rues piétonnes). Seul à seul, on souffrira sa présence, tant elle est fascinante à force de surprises et de souvenirs.

Alain Bizeau et Olivier Peyronnet ont vécu avec quatre friches de la région parisienne. Mariages d’artistes, mariages irraisonnés, mariage à trois que des photos viennent aujourd’hui attester. On les surprendra donc, prenant l’apéritif sur le toit-terrasse, semant des graines dans un jardin improvisé mais aussi de façon toute aussi sérieuse manipulant des objets glanés sur place (briques concassées, poussières et copeaux, gravats encombrants). Constamment, ils apparaîtront tendant des fils à travers l’espace – Ariane inversée, puisqu’il s’agit non pas de quitter le labyrinthe mais bel et bien d’y pénétrer, de s’y inscrire, les pieds dans le plat, au coeur du sujet. Toutes ces manipulations – un art asiatique? où la lessive matinale a autant d’importance que l’écriture d’un poème, participent à l’élaboration d’une cosmogonie. Souvenons-nous du cordonnier juif dont chaque coup d’aiguille modifie l’ordonnancement des étoiles, souvenons-nous de la caresse amoureuse. Plus le geste est aberrant (trouer le plafond pour y passer la tête, déplacer une tonne de gravats), plus le résultat semble juste. A la façon des dérives situationnistes, il existe dans cette pratique une partie mécanique et poétique. Sinon pourquoi affronter l’amiante, les toits douteux, les escaliers glissants, pour ne rien y faire ou si peu, et surtout pas le scanachrome onéreux que les galeristes appellent de tous leur voeux?

Je me souviens d’un professeur de littérature dont l’expression favorite:  » Il y a quelque chose à creuser », aurait pu servir de prologue à cette expérience. Paradoxalement, les deux artistes malgré leur tripatouillage infime évitent l’anecdote. Ils répugnent aux mises en scène hasardeuses, aux dispositifs spectaculaires optant pour des gestes de rien, des gestes de vie. Opposés à la monumentalité rugueuse des lieux (chose que restitue fort bien les grands tirages N&B *), ces gestes sont investis d’une dimension inexplicable. Faut-il que l’époque soit si prévisible pour que les tribulations de ces aventuriers en chambre évoquent mystère et poésie ou faut-il qu’à force de faiblesse, ils  aient retrouvé ce qui incombe réellement au projet artistique, une dimension humaine, historique ? Travaillant sur elle, ils n’ont de cesse de la redéfinir et c’est d’un travail sur eux dont il s’agit alors. Ensemble, en même temps.

Dans « Carnets de nuit », Philippe Sollers écrivait:  » Pour vivre cachés, vivons heureux. », dans une friche à coup sûr, dans une cellule, dans un monde. Dans un espace aberrant, où les traditions des gestes (creuser, fendre, balayer) et la modernité des attitudes (la figure de l’artiste en squatter, en botaniste, en encyclopédiste à la Pérec) se conjuguent et s’amplifient.

Stéphane Le Mercier, St Brieuc, le 19/01/1999 .

(* dimensions des photographies / 130 x 200 cm  et  200 x 300 cm )

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