Le lieu et le transit par Jacques Leenhardt, remarques sur Trans-Sites 0-2, 1995
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Intervention in-situ Co-signée
Alain Bizeau, Olivier Peyronnet, Dimitri Xenakis.
Usine Euroméga
Trois artistes ont décidé de travailler dans ce qu’on appellerait aujourd’hui des friches industrielles. Des lieux qui ont joué un rôle important dans la ville, lieux de production, sièges d’entreprise, profils, imposants ou non, dans le paysage urbain. Aujourd’hui ces lieux sont vides, et c’est sur cette absence plus ou moins provisoire que tablent les artistes. C’est là, dans ces no-man’s land de la ville qu’Alain Bizeau, Olivier Peyronnet et Dimitri Xenakis ont élu un domicile éphémère.
Cette démarche intrigue d’abord. N’est-il pas permis à ces lieux de vivre leur solitude ? Oui, sans doute, mais cet abandon est aussi pour tous les habitants de la ville énormément chargé et on ne doit pas s’étonner que cette force nostalgique et violente appelle à son tour ces travailleurs d’un genre particulier, spécialistes en interrogations mal formulées, en questions en attente que notre monde trop pressé s’ingénie à remettre à demain.
Que disent les lieux abandonnés qui se livrent à eux ?
Ils ont donc entrepris d’y « travailler ». Le mot intrigue. Pour un artiste, travailler ne consiste-t-il pas d’abord à peindre un tableau ou entailler le marbre ? Les matériaux à Euroméga n’ont ni la blancheur de la toile, ni la noblesse du marbre. Et pourtant ils sont allés y travailler.
Travailler dans un espace comme celui-ci revient d’abord à se situer quelque part dans le vague de déterminations désormais abolies. Euroméga : non lieu. Un espace tout chargé de mémoire, entre son passé et le bulldozer qui le menace. Il faut bien que la ville change, qu’elle développe ses rues et ses places.
Ses places surtout, si elle savait encore créer ce que furent de tout temps les places, des lieux de convivialité en cercle ou en carré, espace urbain par excellence aussi longtemps que la ville fut un lieu où les hommes pouvaient se rencontrer.
Dans l’histoire de l’urbanisme, la place perdit peu à peu sa fonction de rassemblement des citoyens. Les passages d’abord, au XIX ème siècle puis la rue et le boulevard acquirent une importance nouvelle, espaces directionnels, grands vecteurs de la déambulation urbaine, dont l’attraction résidait dans la continuité des boutiques et de leurs vitrines faisant découvrir le monde merveilleux de la marchandise à chaque pas du chaland curieux. Aragon a joliment décrit cette poésie du lèche-vitrines dans « Le paysan de Paris ».
Ces points de cristallisation du désir et du rêve ont gardé aujourd’hui une grande partie de leurs pouvoirs, mais déjà la vitesse qui s’est emparée de nos corps a créé d’autres pulsions ; de moins en moins équivalente à une place allongée, la rue se déroule désormais vers un point infini et fuyant. Elle est comme une percée dans le tissu de la ville, accompagnant un mouvement qui pousse le désir toujours plus loin : être ailleurs, être toujours plus loin, comme si des satisfactions inédites pouvaient naître de ces déplacements.
La rue s’ouvre comme un point de fuite dont le terme recule à mesure que nous avançons. A son extrémité Nord, Euroméga sera prochainement détruit. Une partie de ses bâtiments disparaîtra, place de Villers, pour laisser le rythme de renouvellement de la ville obéir à la logique de la rue-route. Le carrefour qui étend son emprise rappellera la circularité des places anciennes désormais soumises à la logique de la route.
Le bâtiment ayant perdu son Nord ou étant sur le point de le perdre, il fallait redessiner un Nord et un Sud et indiquer un centre. C’est ce qu’ont voulu faire les artistes. Tout naturellement l’image de la boussole s’est imposée à eux (c’est ainsi du moins que j’interprète le schéma de leur intervention) redéfinissant des coordonnées à un espace qui les avait perdues.
Si je pense rétrospectivement à ce que Alain, Dimitri et Olivier avaient conçu, lorsqu’ils investirent l’espace de la rue de Romainville, et que je le compare à leur démarche ici, je vois que la logique des vecteurs dont je parlais plus haut, les a marqué d’abord. Ils ont dessiné des points de fuite, ils ont tracé un cercle, bien loin de cultiver, comme je l’avais fait moi-même aussi, la poétique voire la géométrie du lieu qui leur était échu. D’emblée ils ont senti qu’Euroméga n’était qu’un point sur un tracé de vecteurs ouverts vers la fuite infinie des routes.
De fait, ils ont reporté à l’intérieur les constituants extérieurs du lieu, signifiant fortement que la perception qu’ils en ont, et qu’ils nous proposent, tient à cette position qu’on pourrait dire « provisoire » dans le tissu urbain, comme si ce qui va remplacer l’édifice aboli conditionnait ce qui encore demeure, forme anticipée de son destin.
Les points de fuite qui structurent l’espace ne sont cependant pas seulement des vecteurs directionnels; ou plutôt toute direction indique à son tour un Orient et un sens. En cela une direction porte une lourde charge symbolique.
Au Nord donc, le bâtiment dès avant condamné. Cette mort annoncée a été perçue comme la symbolique la plus générale d’un espace en tout point éphémère. C’est sur ce Nord qu’est orientée la boussole. A son tour, ce Nord disparaissant marque à son opposé l’accès de celui qui vient, vous, moi, visiteur d’un jour des décombres du passé. L’axe qu’il détermine a donc pour nous le sens d’être une invitation, l’amorce peut-être d’une anamnèse, l’offre d’un travail sur le souvenir.
Les deux autres cardinaux n’ont pas moins de pouvoir sur l’imagination. A l’Orient s’élève l’escalier qui conduit aux étages du temps. A l’Occident s’ouvre la perspective, encombrée et brouillée, sur le contemporain. Par une fenêtre, l’imagination verra le monde que nous vivons, les femmes et les hommes pressés et au travail. Elle nous verra tel que le quotidien sans cesse nous transforme dans notre permanence.
Mais le monde de l’horizontalité fuyante n’est pas le seul a les avoir retenus. Comme l’archéologue adepte de la stratigraphie, ils ont ressenti l’importance des strates qui transforment le temps en espace. Et d’abord eux-mêmes, pris dans l’histoire de ces manifestations « Trans-sites », plurielles par définition, échelonnées de 00 à 01 puis à 02, comme une histoire personnelle se greffant sur l’histoire de Montreuil. Ils sont là, représentés eux-mêmes, et ceux qui les accompagnent, dans un plan 00 (rez-de-chaussée) qui constitue aujourd’hui le sous-sol de leur intervention, mémoire d’un état d’être qui précède et investit le lieu. L’axe vertical qui signifie cette durée du travail artistique et du travail de la mémoire, axe matérialisé au niveau 01 au centre même du centre de la boussole, donne son origine à un troisième plan qu’indique le point de fuite conduisant à l’étage supérieur, que nous appellerons 02.
L’étagement des temps, matérialisés par celui des espaces, renvoie à son tour à une distribution différenciée des matériaux. Il y a ceux qui sont tout à fait hors d’usage, absolument défunts. De ceux-là ont ne tirera rien. Ils gisent, hors fonction, réserve de sens abandonnée que jamais un geste inventif ne rappellera à la vie utile. Ils restent là, amassés en désordre, comme hors-champ, témoins seulement de ce que fut leur utilité.
D’autres au contraire revivent dans un usage nouveau. Ils contribuent à l’édification éphémère d’un espace, comme ces panneaux de verre alignés pour former des perspectives inédites. Certains dessinent un objet inattendu, comme ces conglomérats de laine de verre qui forment une cloche. Détournés de leur usage premier, ces matériaux manifestent toute l’ambiguïté de leurs constituants. Du verre, on attendrait une sonorité claire, mais de la laine de verre ne sort qu’un timbre assourdi. Ainsi cette cloche, dont on imagine à peine le tintement étouffé, rythme comme elle faisait jadis au clocher des églises, des activités improbables dans des lieux de fortune.
Dans ces lieux qu’ils ont élus comme on saisit un destin contraignant, trois artistes ont renoncé à montrer ce qu’on appelle ordinairement « leur travail ». Ils ont renoncé à cette signature personnelle qu’on dit indissociable de l’œuvre artistique. Nous ne saurons jamais qui a fait quoi parce qu’ils ont voulu travailler ensemble, comme avancent les aveugles de Bruegel, solidaires d’un monde sans guide. Ils ont, de la force de ce désespoir qu’il faut bien que nous imaginions, repensant à ce jour de printemps où ils décidèrent d’œuvrer dans Euroméga, fait et refait les gestes que de tout temps l’Homme fait dans la nuit du sens ; ils ont balisé, dessiné des cercles pour marquer le territoire maîtrisé et des perspectives pour marquer l’immensité hors d’atteinte. Ils ont tracé, transporté, déplacé, reformé, reformulé, restructuré. Pour faire quoi ?
Rien bien sûr, si on entend par faire la production d’un objet, d’un artefact utile ou beau. Mais ils nous ont donné le seul vrai cadeau digne d’artistes, ils nous ont invités et nous sommes venus. Ils nous ont invités à franchir cette porte inutile pour voir leur volonté à l’œuvre, pour assister à la mise en scène de l’esprit, lorsqu’il accepte de se confronter aux décombres de ses propres gestes. Ils nous ont invités à réfléchir à ce qu’est notre place dans la trame et le drame urbain.
Ils nous ont conviés à une gigantesque métaphore dont c’est maintenant à nous de déterminer le sens.